Le 22 octobre, dans la salle des Ursules, à Thonon-les-Bains s'est tenu une conférence sur la crise et l'avenir de la Russie. Revenons à cette occasion sur les événements récents qui ont engendré la situation actuelle. Au cours des années 1985-89, l'état d'esprit des russes a beaucoup évolué. Des frustrations croissantes se sont généralisées au sein d'une population s'éveillant de plus en plus à la vie politique. De cette atmosphère "négative", naîtra ce qui demeure le plus grand bouleversement politique de cette fin de siècle. En 1989, après la chute du mur de Berlin, l'ordre mondial jusqu'alors bipolaire, fait brutalement place à un monde technico-économique, signant l'avènement du libéralisme selon le modèle occidental. Ce changement, caractérisé par l'éclatement de l'U.R.S.S. en 1990, donne naissance à la Fédération de Russie. En 1992, cela se traduit par une poussée démocratique face au parti unique communiste. Des élections consacrent Boris Eltsine (démocrate) comme nouveau président. Fortement encouragé par les occidentaux, il met en place un système économique ultra-libéral. Cette nouvelle révolution sera menée sans transition. L'ultra-libéralisme appliqué au géant malade du communisme est un des fondements de la crise économico-financière qui secoue actuellement le pays. Tel un aveugle recouvrant subitement la vue, la Russie n'a pas pu s'adapter à ce changement brutal. Toutefois, l'origine de cet échec s'inscrit en amont des années Eltsine, au temps de la "perestroïka" de Gorbatchev. A cette époque, des entreprises d'État ont été autorisées à créer des coopératives privées. Cela a permis à des milliers "d'apparatchiks" de faire main basse sur une partie des richesses de l'U.R.S.S. Des entreprises, des filières de distribution, des matières premières et des bâtiments furent acquis au tarif soviétique et revendus à l'étranger, au prix du marché international, avec de considérables bénéfices. Véritable pillage, le phénomène s'est ensuite répété avec les privatisations en masse qui aboutirent à des détournements faramineux de capitaux. Les financiers du régime profitèrent à leur tour du désordre ambiant pour instituer à leur avantage de nouvelles règles économiques. Des banques, nées de la spéculation, consentaient des prêts au pouvoir moyennant un pourcentage en actions d'entreprises étatisées Ces prédateurs pillèrent des pans entiers de l'économie, créant ainsi une nouvelle mafia. L'effondrement du prix des hydrocarbures va servir de détonateur. L'Asie, géant également malade, réduit ses commandes, aggravant le déficit extérieur de la Russie. Dès lors, tout s'enchaîne pour donner la crise financière que nous observons aujourd'hui. Le rouble en est la première victime, malgré le très important prêt du FMI, incapable d'enrayer sa chute. En 1996, le déficit budgétaire russe n'excédait pas 4% du PNB : un succès ! Mais ce miracle est factice. Il tient dans la livraison de fourniture non payées et des salaires en souffrance. La perversion de ce système casse la consommation interne et ruine les entreprises. Celles-ci doivent se livrer au "troc" pour payer leurs ouvriers, entraînant ainsi d'importants mouvements sociaux. Même les fonctionnaires n'échappent pas à la déliquescence de l'économie. Eux aussi connaissent les fins de mois sans salaire. A cette crise économico-financière s'ajoute une crise profonde de l'État, une perte de légitimité et de crédibilité. La dévaluation du rouble contraint Boris Eltsine à se séparer de son premier ministre Kerienko. Un bras de fer s'instaure entre le gouvernement et l'instance législative, la "Douma ", créant ainsi un climat d'instabilité politique. D'un côté, Boris Eltsine s'acharnant à imposer Tchernomyrdine comme nouveau premier ministre, menace la Douma de dissolution. De l'autre, s'obstinant à refuser cette investiture pour hâter la fin de l'ère Eltsine et bloquer cette mesure, l'assemblée menace de déclencher une procédure d'incapacité. En s'aggravant, la crise pourrait déboucher sur la destitution du président et sur l'établissement d'un gouvernement autoritaire. Finalement, le chef de l'État cède en proposant Primakov comme premier ministre. De plus, le gouvernement doit faire face à la fronde de ses gouverneurs de régions. En effet, ceux-ci, pour se protéger de la crise, tentent d'adopter des mesures autarciques vis à vis du pouvoir. Comme en 1917, on constate la rupture entre le peuple et le gouvernement. Si la rue doit accentuer sa pression, la voie à un pouvoir autoritaire peut-être ouverte. Enfin, demeure le risque très grave de prolifération nucléaire. Il reste à ce jour 16000 têtes atomiques, réparties dans toute la Russie et convoitées par de nombreux pays (dont l'Irak). La nécessité pourrait amener certaines régions, tentées par le séparatisme, à se défaire de quelques ogives. A Irkoutsk, la double crise et la dévaluation du rouble face au dollar sont vécues comme un drame national. Les premiers jours ont vu des queues se former devant les banques. Les guichets ont très vite dû fermer pour cause de pénurie de devises. Ici aussi, les salaires ne sont plus payés. La population dispose de peu d'argent et le voit se déprécier jour après jour. La pénurie s'est installée, en particulier pour les produits d'importation et l'inflation galope. Malgré leur faible pouvoir d'achat, les habitants d'Irkoutsk survivent grâce aux petits commerces. La distance qui sépare Irkoutsk de la capitale décourage les contestataires qui ont l'impression de ne pas être entendus par le pouvoir central. La région voudrait acquérir plus d'autonomie économique vis à vis de Moscou. En dépit des apparences, elle bénéficie d'avantages non négligeables pour son développement : la richesse de ses sols et son importante filière bois. La chute actuelle du prix du baril pénalise durement l'industrie de l'or noir. Mais reste l'espoir de voir les cours remonter et ramener la croissance. La fin de l'instabilité politique caractérisée par l'arrivée au pouvoir de Primakov et l'annonce de réformes économiques, vont elles restaurer la confiance chez les investisseurs ? La Russie parviendra-t-elle à réduire le gâchis qu'elle connaît aujourd'hui ? Même si un retour à la normale s'annonce long et difficile, on peut cependant garder espoir. Elle dispose des ressources humaines et matérielles nécessaires à son rétablissement, mais il lui appartient de trouver son propre modèle de développement.

Andreï Gratchev

Georges Nivat

Biographie :

La crise russe, un point de vue de Philip Larcher :